Chapitre 21
Au pied de la pente, Richard, épuisé, sonda le sol à l’endroit où la piste continuait, même s’il ne lui restait plus beaucoup d’espoir. Très bas dans le ciel, des nuages noirs s’accumulaient. De grosses gouttes s’écrasaient sur le crâne du Sourcier, trop concentré sur sa quête pour s’en irriter.
Pensant que Kahlan avait peut-être simplement continué son chemin et traversé le Chas de l’Aiguille, il essayait de la rattraper. Après tout, elle avait l’os donné par Adie, et il était censé la protéger. Il restait donc une chance qu’elle soit passée. Cela dit, il avait son croc, et, selon Adie, les créatures de la frontière n’auraient pas dû le voir. Pourtant, les ombres les avaient attaqués. Étrangement, elles n’avaient pas bougé jusqu’à ce qu’il fasse nuit, devant le rocher fendu. Pourquoi n’avaient-elles pas agi avant ?
Sur le sol, il ne vit pas de traces. Personne n’était sorti du Chas de l’Aiguille depuis très longtemps. Alors qu’un vent glacial faisait voler les pans de son manteau, comme s’il le poussait à s’éloigner au plus vite, il sentit la fatigue et le désespoir le terrasser. Le cœur brisé, il avança de nouveau en direction des Contrées du Milieu.
Il s’arrêta après quelques pas, frappé par une idée.
Si Kahlan, une fois séparée de lui, avait cru qu’il était prisonnier à jamais du royaume des morts, aurait-elle continué à marcher vers les Contrées du Milieu ?
Non !
Il se retourna vers le Chas de l’Aiguille. Non ! Elle aurait rebroussé chemin pour rejoindre le grand sorcier !
Aller seule dans les Contrées du Milieu ne lui aurait servi à rien. Elle était venue en Terre d’Ouest pour trouver de l’aide. Une fois le Sourcier perdu, seul Zedd pouvait lui être d’une quelconque assistance.
Même s’il n’était pas entièrement sûr de ce raisonnement, Richard ne pouvait pas continuer son chemin sans avoir vérifié. N’étant pas très loin de l’endroit où il avait combattu les ombres – et perdu Kahlan – il fit demi-tour et s’engagea de nouveau dans le Chas de l’Aiguille.
La lumière verte salua son retour ! Revenu sur ses pas, il retrouva rapidement le lieu de son affrontement contre les spectres. Devant ses propres empreintes, il fut surpris d’avoir parcouru autant de terrain pendant cet affrontement. Il ne se souvenait plus d’avoir tellement tourné en rond et piétiné. Mais il ne se rappelait pas grand-chose de la bataille, à part la fin…
Soudain, il vit ce qu’il était venu chercher : leurs traces, à Kahlan et à lui, puis celles de la jeune femme, seule… Il les suivit avec l’espoir qu’elles ne le conduiraient pas vers le mur de la frontière. Puis il s’accroupit pour les étudier de plus près. Kahlan avait erré un moment, désorientée, avant de s’arrêter… et de rebrousser chemin !
Richard se releva d’un bond, le cœur battant à tout rompre. Autour de lui, la lumière verte, omniprésente, lui tapait sur les nerfs. Où pouvait être Kahlan, à présent ? Il leur avait fallu presque toute la nuit pour traverser le Chas de l’Aiguille. Mais alors, ils ignoraient où était le chemin. Pour revenir en arrière, il suffisait de remonter leurs traces précédentes.
Il allait devoir marcher vite. S’il voulait rattraper Kahlan, pas question d’être trop prudent ! À point nommé, il se souvint de ce que Zedd avait dit en lui donnant L’Épée de Vérité : la colère, justement, faisait parfois oublier toute prudence.
Quand le Sourcier dégaina son arme, la note métallique unique emplit l’air de la matinée grisâtre. Aussitôt, la colère coula dans ses veines. Sans plus réfléchir, il remonta la piste, les yeux rivés sur les empreintes de pas. Tout à sa fureur, il ignora les coups de boutoir que lui expédiaient les murs chaque fois qu’il les frôlait. Lorsque les empreintes tournaient ou faisaient des écarts, il ne s’arrêtait pas, parfois contraint d’accomplir de petits prodiges pour parvenir à conserver son équilibre.
À ce rythme, rapide mais soutenable pour un homme entraîné, il atteignit le rocher fendu un peu avant le milieu de la matinée. Par deux fois, une ombre s’était dressée sur son chemin, immobile, ne paraissant pas le voir. Richard avait chargé tête baissée, épée brandie. Même si elles semblaient ne plus avoir de visage, les entités lui avaient paru comme… étonnées… avant de se désintégrer en hurlant.
Sans ralentir, il traversa le rocher fendu et flanqua au passage un fabuleux coup de pied à un piège-à-loup pour l’écarter de son chemin. De l’autre côté de l’arche, il s’arrêta pour reprendre son souffle et constata, soulagé, que les empreintes de Kahlan étaient toujours visibles. Sur la piste forestière, il aurait plus de mal à les repérer, mais ça n’avait aucune importance, car il savait où allait son amie. Elle avait survécu au Chas de l’Aiguille : il en aurait volontiers versé des larmes de joie.
Et il gagnait du terrain sur elle, comme le prouvaient les empreintes, de plus en plus fraîches. Mais à la lumière de l’aube, elle avait dû remonter leur piste au lieu de se fier aux murs de la frontière pour se guider. Sinon, il l’aurait déjà rattrapée… Comme il s’y attendait, Kahlan avait su utiliser sa tête. Si on leur en laissait le temps, il ferait d’elle une formidable forestière !
Richard repartit d’un bon pas, l’épée au poing et la colère au cœur. Il ne perdit pas de temps à vouloir suivre la piste de Kahlan, mais se contenta de vérifier, chaque fois qu’il passait près d’une flaque de boue, qu’elle continuait bien. Parvenu sur une partie du chemin où les traces se voyaient sans difficulté, il jeta un regard circulaire autour de lui et se pétrifia, les yeux écarquillés.
À cheval sur les empreintes de Kahlan, il venait de remarquer celles de bottes d’hommes, près de trois fois plus grandes. Deviner à qui elles appartenaient n’était pas difficile : le dernier survivant du quatuor !
Richard repartit à la course, les arbres et les rochers défilant si vite devant ses yeux qu’ils en devinrent flous. Dans sa course, il n’avait qu’un seul souci : éviter de se précipiter contre les murs de la frontière. Pas pour préserver sa propre vie, mais parce qu’il ne pourrait plus aider Kahlan s’il se faisait tuer. À bout de souffle, les poumons en feu, il en appela à la rage pour surmonter son épuisement.
Au sommet d’une butte rocheuse, il aperçut enfin Kahlan, sur sa gauche, une dizaine de pas devant lui Plaquée contre une paroi de pierre, à demi accroupie, elle faisait face au dernier tueur. La cuirasse de l’homme luisait d’humidité et quelques mèches de cheveux blonds dépassaient du capuchon de sa cotte de mailles. Levant à deux mains une gigantesque épée, il poussa un cri de guerre.
Il allait la tuer !
Une fraction de seconde, Richard se pétrifia, une vague de panique occultant jusqu’à sa colère. Puis la fureur reprit le dessus. Avec un « non ! » où s’exprimait toute la rage meurtrière de l’univers, il sauta de la butte et, en plein vol, brandit à deux mains l’Épée de Vérité, les bras armés comme s’ils tenaient une hache. Quand il reprit contact avec le sol, il fit décrire à la lame un grand arc de cercle.
L’acier fendit l’air en sifflant. Le tueur, qui s’était retourné, vit l’arme de Richard venir sur lui et, vif comme l’éclair, leva la sienne pour se défendre. Il avait réagi si vite et si violemment que les tendons de son poignet et de sa main émirent un claquement sec.
Comme dans un rêve, Richard suivit au ralenti la trajectoire de son épée. Il avait mobilisé toute sa force pour que le vol de la lame soit rapide, franc et meurtrier. Et la magie faisait écho à son désir.
Derrière l’arme du tueur, il vit briller son regard bleu aux reflets d’acier. Alors que son cri n’était pas encore mort dans sa gorge, le Sourcier prit pour cible ces deux yeux inhumains de froideur.
L’homme tenait son épée à la verticale, prêt à bloquer le coup.
Tout ce qui n’était pas son adversaire disparut de la vue de Richard. Sa colère – et la magie – se déchaînèrent comme elles ne l’avaient jamais fait. Rien au monde ne l’empêcherait de prendre la vie de cet homme. Son sang était à lui ! Au-delà de la raison, de tout autre désir et même de la vie, il n’était plus que la mort incarnée.
Dans ce coup d’épée, il avait mis toute la haine qu’il était capable d’éprouver.
Alors que son cœur battait si fort qu’il sentait l’onde de choc jusque dans les muscles tendus à craquer de son cou, Richard soutint le regard de son adversaire avec une excitation proche de l’extase, et, du coin de l’œil, vit sa lame parcourir la distance qui la séparait encore de l’autre et la percuter dans un roulement de tonnerre. Toujours au ralenti, dans une gerbe d’étincelles et d’éclats d’acier, il regarda l’épée adverse se briser net. La partie sectionnée vola dans les airs et tourna sur elle-même. Il compta le nombre de révolutions – trois, en reflétant à chaque fois la lumière du soleil – qu’elle fit avant que sa propre lame, avec toute la puissance de sa rage et de la magie qui la soutenait, n’atteigne la tête de l’homme et ne percute les maillons de son capuchon de mailles. Le crâne du tueur, sous l’impact, partit sur le côté. Puis l’Épée de Vérité traversa les maillons comme du beurre, au niveau des yeux tant détestés. Dans une gerbe de minuscules éclats métalliques, elle continua son chemin à travers la peau et l’os.
Richard explosa d’allégresse quand une petite nappe de brouillard rouge jaillit pour se mêler à la brume matinale. Des mèches de cheveux blonds, des éclats d’os et des lambeaux de matière cervicale tourbillonnèrent dans l’air tandis que la lame tronçonnait impitoyablement la calotte crânienne du tueur. Son corps, désormais surmonté d’un cou, d’une mâchoire et d’une immonde bouillie rouge, s’écroula comme si tous ses os avaient fondu et percuta le sol avec un bruit sourd. Du sang jaillit en longs filaments à la trajectoire incurvée, puis retomba en pluie autour du Sourcier et sur lui. Ce geyser, quand quelques gouttes giclèrent dans sa bouche toujours ouverte sur son cri de rage, donna au vainqueur la satisfaction de connaître le goût du fluide vital du vaincu.
Un flot plus noir et plus dense arrosa la poussière alors que les fragments d’acier de la cotte de mailles et de l’épée brisée s’écrasaient enfin sur un rocher, derrière Richard. Les derniers fragments d’os et de tissu cérébral retombèrent sur le sol dans une averse de sang qui colora tout en rouge vif.
Le messager de la mort se campa victorieusement au-dessus de l’objet de sa haine et de sa colère. Inondé de sang, il s’abandonna à une joie sauvage qu’il n’aurait jamais cru pouvoir connaître. Le souffle court à force d’excitation, il pointa de nouveau son épée, à l’affût d’une autre menace.
Qui ne vint pas.
Alors, le monde extérieur s’imposa de nouveau à lui.
Juste avant de tomber à genoux, terrassé par la douleur qui lui déchirait les entrailles, il aperçut les yeux écarquillés de Kahlan. Puis l’Épée de Vérité glissa de ses mains.
Comme une lame lui fouaillant les chairs, la conscience de son acte balaya toutes ses sensations. Il avait tué ! Pire, il avait abattu un être humain qu’il désirait ardemment tuer. Et il s’en était réjoui. Rien ni personne n’aurait pu le priver de ce meurtre !
L’image de sa lame fendant le crâne de sa victime repassait en boucle dans son esprit. Impossible de l’arrêter.
À la torture, il se prit le ventre à deux mains. De sa bouche ouverte, aucun son ne sortait. Il tenta de perdre conscience pour ne plus sentir la douleur, mais cette miséricorde lui fut refusée. Rien n’existait plus pour lui que la souffrance – comme un instant plus tôt, quand la rage de tuer emplissait son esprit.
Aveuglé par la douleur, il sentit du feu liquide couler dans ses muscles, ses os et tous ses organes. Consumé de l’intérieur, les poumons bloqués, il crut qu’il allait s’étouffer. Enfin, il bascula sur le flanc, les genoux repliés sur la poitrine, et poussa un cri de douleur, écho fidèle du hurlement de rage qui avait ponctué sa victoire. Sa force le fuyant par tous les pores de sa peau, malgré la stupeur due à l’angoisse et à la souffrance, il comprit qu’il ne conserverait pas longtemps sa raison – voire sa vie – si ce calvaire se prolongeait. La magie l’écrasait comme un vulgaire insecte ! Un pareil niveau de douleur lui aurait paru inimaginable quelques heures plus tôt. À présent, il doutait que cela ne finisse jamais. Sentant que sa raison lui était inexorablement arrachée, il implora la mort de mettre un terme à son supplice. De toute manière, si ça continuait, elle serait l’unique issue possible.
Dans le brouillard de ce qu’il prenait pour son agonie, une idée s’imposa à lui : il connaissait cette douleur. C’était la sœur jumelle de sa colère ! Elle envahissait son corps de la même manière que la rage communiquée par l’épée. Et leur source à toutes les deux, désormais familière, était la magie. Ayant identifié le mal, il s’efforça de le contrôler, comme il avait appris à maîtriser sa colère. Mais cette fois, il devait réussir… ou périr.
Il se convainquit que son acte, aussi horrible qu’il fut, avait été nécessaire. Le tueur blond, ivre de sang lui-même, avait signé son propre arrêt de mort…
Le Sourcier parvint à chasser sa douleur comme il avait réussi à bannir sa colère. Infiniment soulagé, il comprit qu’il avait gagné les deux batailles ! La souffrance le quitta aussi soudainement qu’elle l’avait frappé.
Étendu sur le dos, haletant, il reprit conscience du monde extérieur. Agenouillée près de lui, Kahlan lui passait un morceau de tissu humide sur le visage. Elle nettoyait le sang et des larmes ruisselaient sur ses joues elles-mêmes constellées de taches rouges.
Richard se redressa, s’agenouilla et lui prit le tissu pour la nettoyer à son tour, comme s’il pouvait ainsi effacer de son esprit l’acte qu’il venait de commettre. Mais elle ne le laissa pas faire, l’enlaçant et le serrant dans ses bras avec une intensité dont il ne l’aurait pas crue capable. Alors qu’il lui rendait son étreinte, Kahlan lui posa une main sur la nuque et attira sa tête contre la sienne.
L’avoir retrouvée était si merveilleux ! Il ne voulait plus jamais être séparé d’elle.
— Richard, j’ai tellement honte…
— De quoi ?
— Que tu aies dû tuer un homme pour moi.
— Ne t’en fais pas… tout va bien.
Il la sentit secouer la tête contre sa joue.
— Je savais que la magie te ferait atrocement souffrir. Voilà pourquoi je t’ai empêché de combattre ces brutes, à l’auberge.
— Zedd a pourtant dit que la colère me protégerait de la douleur. Kahlan, je n’y comprends rien. Je n’ai jamais été aussi furieux de ma vie !
Kahlan s’écarta de lui, les mains serrées sur ses bras comme pour s’assurer qu’il était bien réel.
— Zedd m’a demandé de veiller sur toi si tu devais tuer un homme avec l’épée. D’après lui, il est vrai que la colère est un bouclier contre la souffrance, mais pas la première fois… La magie met le Sourcier à l’épreuve en le torturant et il doit s’en sortir seul. Il ne te l’a pas révélé, parce que cela t’aurait rendu plus réticent à te servir de l’arme. Le remède aurait alors risqué d’être pire que le mal ! La magie, a-t-il dit, doit s’unir au Sourcier quand il recourt à elle pour la première fois, afin d’affermir sa volonté de tuer. Elle peut faire d’horribles choses au Sourcier. La souffrance est un test, pour voir lequel des deux est le maître…
Richard s’assit sur les talons, comme assommé de stupéfaction. Adie avait affirmé que le sorcier lui dissimulait un secret – ce devait être celui-là. Le pauvre Zedd avait dû être terriblement inquiet pour lui…
Alors, Richard comprit vraiment ce qu’était un Sourcier. Personne, à part celui qui détenait le titre, ne pouvait le savoir de cette manière-là. Le messager de la mort ! Il saisissait, maintenant. Le fonctionnement de la magie : comment il l’utilisait et comment elle se servait de lui ! Désormais, ils seraient unis. Pour le meilleur ou pour le pire, Richard Cypher ne serait plus jamais le même homme. Ses plus noirs désirs ayant été exaucés, il ne pourrait plus revenir en arrière.
Richard leva la main et, avec son morceau de tissu, nettoya le visage de Kahlan.
— Zedd a fait ce qu’il fallait, et tu as eu raison de ne pas m’en parler. (Il caressa la joue de son amie.) J’ai eu si peur que tu sois morte…
— Moi, j’ai cru que tu l’étais. Je te tenais la main, et soudain, tu as disparu. (Les yeux de Kahlan s’emplirent de nouveau de larmes.) Je t’ai cherché en vain. Persuadée que tu étais perdu dans le royaume des morts, je n’avais plus qu’une idée : rejoindre Zedd et attendre qu’il se réveille.
— Je t’ai crue perdue aussi… J’ai failli continuer seul, mais il semble que retourner sur mes pas pour toi est mon destin !
Elle sourit pour la première fois depuis qu’il l’avait retrouvée et l’enlaça de nouveau. Mais elle s’écarta très vite.
— Richard, il faut partir. Les bêtes rôdent toujours et le cadavre les attirera. Il vaut mieux ne plus être là à leur arrivée.
Richard ramassa son épée, se leva et prit Kahlan par la main pour l’aider à se redresser.
La colère de la magie explosa – un avertissement adressé à son maître.
Comme la dernière fois, quand Kahlan lui avait touché la main alors qu’il tenait l’arme. Mais c’était plus fort et il eut du mal à contrôler cette rage-là.
Kahlan ne s’était aperçue de rien. De son bras libre, elle l’attira vers lui et l’étreignit brièvement.
— Je n’arrive pas à croire que tu es vivant ! J’étais si sûre de t’avoir perdu…
— Comment as-tu réussi à te débarrasser des ombres ?
— Je n’en sais rien. Elles nous suivaient, mais quand nous avons été séparés, et que j’ai rebroussé chemin, je n’en ai plus vu. Et toi ?
— J’en ai croisé deux. Et mon père m’est de nouveau apparu pour m’attirer dans la frontière.
— Pourquoi toi et pas nous deux ?
— Cette nuit, c’était moi que les ombres traquaient, pas toi, parce que ton pendentif te protégeait.
— La dernière fois, avec Chase et Zedd, elles ont attaqué tout le monde sauf toi. Qu’y a-t-il de différent ?
— Je n’en ai aucune idée… Mais il faut finir le voyage. Nous sommes trop fatigués pour passer une autre nuit à combattre les ombres et les pièges-à-loup. On devra être dans les Contrées du Milieu avant ce soir. Et cette fois, je promets de ne pas te lâcher la main.
— Compte sur moi pour ne pas lâcher la tienne !
— Prête à repasser par le Chas de l’Aiguille ?
Kahlan acquiesça. Ils partirent au pas de course, mais à un rythme raisonnable que la jeune femme n’aurait aucun mal à soutenir. Bien que plusieurs soient campées au milieu du chemin, aucune ombre ne les suivit. Comme un peu plus tôt, Richard les passa au fil de son épée sans se demander ce qu’elles voulaient. Leurs cris d’agonie firent frissonner Kahlan, qui serra plus fort la main de son compagnon.
Richard la guida hors du Chas de l’Aiguille. Ils traversèrent ensuite l’éboulis et atteignirent le chemin forestier. À partir de là, ils recommencèrent à marcher normalement, histoire de reprendre leur souffle
La joie d’avoir retrouvé Kahlan fit presque oublier à Richard les difficultés qui les attendaient. En chemin, ils mangèrent du pain et des fruits. Bien que son estomac le torturât, le Sourcier refusa de s’arrêter pour faire un repas un peu plus consistant.
Il s’étonnait toujours de la réaction de la magie, quand son amie lui avait pris la main. Sentait-elle quelque chose en Kahlan, ou dans l’esprit de son nouveau maître ? Était-ce seulement parce qu’il avait peur du secret de la jeune femme ? Ou la magie détectait-elle autre chose ? Ah, si Zedd avait été là, pour qu’il puisse lui poser la question ! Mais le sorcier était présent, la première fois, et il ne lui avait rien demandé. Avait-il si peur de la réponse ?
Après un chiche repas, vers la fin de l’après-midi, ils entendirent des hurlements dans les bois. Kahlan affirmant que c’étaient ceux des bêtes, ils décidèrent de recommencer à courir, afin de sortir du passage au plus vite.
Pour Richard, au-delà de l’épuisement cette dernière ligne droite – assez longue – eut des allures de cauchemar éveillé et il s’aperçut à peine qu’il avait recommencé à pleuvoir.
Un peu avant la nuit, ils arrivèrent au bord d’une crête. Le chemin continuait à serpenter le long de la pente. De cette position, entre les arbres, comme s’ils sortaient d’une grotte, ils regardèrent un moment la pluie tomber sur une plaine verdoyante.
— Je connais cet endroit, souffla Kahlan, tendue.
— Il a un nom ?
— Le Pays Sauvage. Nous sommes dans les Contrées du Milieu. Et me voilà de retour chez moi !
— Je ne vois rien de sauvage dans ce panorama…
— Le nom ne se réfère pas au paysage, mais à ceux qui y vivent.
Quand ils furent au pied de la crête, Richard dénicha un refuge relatif, sous une saillie rocheuse. Pour les protéger de la pluie, il coupa des branches de pin et les disposa autour d’eux afin qu’ils passent une nuit quasiment au sec. Quand Kahlan se fut glissée dans cette niche, il la suivit, tira des branches derrière lui et s’assit près de son amie, aussi trempé et fatigué qu’elle.
La jeune femme retira son manteau et l’essora tant bien que mal.
— Je n’ai jamais vu un ciel aussi couvert et une pluie si insistante. À quoi ressemble donc le soleil ? Je commence à en avoir assez !
— Pas moi, dit Richard. (Sa compagne l’interrogeant du regard, il précisa :) Tu te souviens du nuage-serpent, l’espion de Rahl ? Zedd a invoqué une Toile de Sorcier pour que d’autres nuages l’absorbent. Tant que le ciel sera couvert, nous ne verrons pas le nuage- serpent… et Rahl non plus. À mes yeux, ça vaut bien un déluge !
— Je ne dirai plus rien contre les nuages, c’est juré ! La prochaine fois, tu pourras demander un peu moins d’eau à Zedd ? (Richard sourit et hocha la tête.) Tu as faim ?
— Non, j’ai seulement envie de dormir. Nous sommes en sécurité, ici ?
— Oui. Personne ne vit aussi près de la frontière. Adie a assuré que nous sommes protégés des bêtes. Donc, les chiens à cœur ne nous ennuieront pas.
Le martèlement régulier de la pluie berçait Richard, qui ferma les yeux. Morts de froid, les deux jeunes gens s’enveloppèrent dans leurs couvertures.
Dans la pénombre, Richard distinguait à peine le visage de Kahlan, adossée près de lui à la paroi rocheuse. À supposer qu’il trouve du bois sec, l’abri était trop petit pour y faire du feu…
Richard glissa une main dans sa poche, tenté de sortir la pierre de nuit. Mais il décida que ce ne serait pas prudent.
— Bienvenue dans les Contrées du Milieu ! dit Kahlan. Tu as tenu ta promesse de nous y conduire. À présent, le plus dur commence. Qu’allons-nous faire ?
Malgré la migraine qui battait à ses tempes, Richard se pencha vers son amie.
— Nous devons trouver quelqu’un qui nous dira où est la dernière boîte. Ou, au moins, où la chercher. Impossible de sillonner le pays au hasard ! Il faut qu’une personne dotée de pouvoirs magiques nous mette sur la bonne voie. Tu as quelqu’un comme ça dans tes connaissances ?
— Nous sommes très loin des gens qui pourraient vouloir nous aider…
À l’évidence, Kahlan éludait la question.
— Je n’ai pas parlé de vouloir nous aider, rugit Richard, furieux, juste de le pouvoir ! Conduis-moi à quelqu’un qui corresponde à cette définition, et je me chargerai du reste !
Honteux de son éclat, Richard étouffa aussitôt sa colère.
— Désolé, Kahlan… Mais j’ai eu une journée de chien ! En plus de tuer un homme, j’ai encore dû passer mon père au fil de l’épée. Le pire fut de te croire perdue dans le royaume des morts. Je veux arrêter Rahl, pour en finir avec ce cauchemar.
Il se tourna vers son amie et eut droit à son sourire « spécial Richard Cypher ».
— Être un Sourcier n’est pas facile, dit Kahlan après l’avoir longuement regardé dans les yeux.
— Pas facile, non…
— Le Peuple d’Adobe… Richard, ces gens pourront peut-être nous dire où chercher, mais rien ne garantit qu’ils accepteront de collaborer. Le Pays Sauvage est une région très reculée des Contrées. Le Peuple d’Adobe n’a pas l’habitude des étrangers. De plus, il a des coutumes bizarres et se moque des problèmes d’autrui. Il veut seulement qu’on lui fiche la paix.
— S’il triomphe, Darken Rahl ne le laissera pas tranquille.
— Richard, ces gens peuvent être dangereux !
— Tu as déjà eu affaire à eux ?
— Deux ou trois fois, oui… Ils ne parlent pas notre langue, mais je maîtrise la leur.
— Et ils te font confiance ?
Kahlan détourna le regard.
— Je crois… Mais ils ont aussi peur de moi. Avec eux, ça peut être plus fort que la confiance.
Richard dut se mordre les lèvres pour ne pas poser la question évidente : pourquoi ces gens avaient-ils peur d’elle ?
— Ils vivent loin d’ici ?
— Je ne sais pas exactement où nous sommes dans le Pays Sauvage. Il faudra me repérer mieux demain. Mais au maximum, nous en aurons pour une semaine de marche en direction du nord-est.
— C’est acceptable… Demain, en route pour le nord-est !
— Quand nous rencontrerons le Peuple d’Adobe, tu devras m’obéir au doigt et à l’œil. Et il faudra convaincre ces hommes de nous aider. Épée ou non, tu ne parviendras pas à les y contraindre. (Kahlan sortit une main de sous sa couverture et la posa sur le bras de son ami.) Richard, merci d’être allé vers moi. Et pardon pour ce que ça t’a coûté…
— Je n’avais pas le choix ! Sans mon guide, qu’aurais-je fait dans les Contrées du Milieu ?
— J’essayerai de me montrer à la hauteur de tes attentes, promit Kahlan en souriant.
Richard lui serra gentiment la main, puis ils s’allongèrent. Le sommeil le terrassa au moment où il remerciait les esprits du bien d’avoir protégé son amie.